Photographies : Stéphane Louis, textes : Hervé Lévy
Sacré
Retour à l’opposition entre l’auteur du Dictionnaire raisonné de l’Architecture française du XIe au XVIe siècle, Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) et son contemporain le Britannique John Ruskin (1819-1900). Pour le premier restaurer un édifice « ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné ». Le second rappelle, dans Les Sept lampes de l’Architecture que restaurer un bâtiment est « aussi impossible que de ressusciter les morts ». On peut ainsi – on doit – laisser mourir les constructions humaines, de leur belle mort. « Muß es sein ? Es muß sein ! ». La ruine, en se dégradant conserve intact l’esprit de ceux qui l’ont imaginée, construite, puis, par ricochet, habitée. Pénétrer dans ces lieux où règne le silence, c’est aussi entrer dans une sphère sacrée. Cela s’apparente souvent à un viol. Rien d’innocent là-dedans. Il est nécessaire d’en avoir une conscience aigüe à chaque fois.
Sombre
Une Alsace (encore) riche et prospère. C’est encore une image d’Épinal qui, parfois, au fil des pages économiques dans la presse locale se craquelle. Un peu, beaucoup, passionnément… Nous avons voulu aller à la rencontre de la face sombre de la région, balancer en pleine lumière la noirceur qui se dissimule derrière les champs de maïs et la tristesse que cachent des “villages musées” aux colombages rutilants. Nous avons ainsi arpenté la région à la recherche d’espaces en déliquescence. Et nous les avons trouvés par dizaines, bien plus nombreux que nous les imaginions tout d’abord. Une véritable armée endormie. « Ciments huileux, plâtras pourris, moellons fendus / au long de vieux fossés et de berges obscures / lèvent, le soir, leurs monuments de pourritures ». (La Plaine d’Émile Verhaeren dans Les Villes tentaculaires). Ils sont présents, quelque part dans l’ombre du soleil. Froids. Puants. Spongieux, parfois.
Poétique
« Habituée aux aspects calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentés. Elle n’aimait la mer qu’à cause de ses tempêtes, et la verdure seulement lorsqu’elle était clairsemée parmi les ruines ». Flaubert dans Emma Bovary résume de façon ironique la fascination des ruines qui irrigue le XIXème siècle. Chateaubriand, Hugo, Lamartine, Renan… Un tel sentiment va évidemment de pair avec le redécouverte et la réappropriation des cités antiques progressivement mises à jour par les archéologues. Depuis cette époque, l’équation “Ruine = Poésie” irrigue l’histoire de l’art jusqu’à sa démocratisation et sa banalisation récentes – en raison principalement du développement d’Internet – qui se concrétisent la naissance de l’Urbex ou “Exploration urbaine”. Des milliers de sites, un reportage sur M6… Un phénomène de société qui entraine des aventuriers du dimanche dans n’importe quel bâtiment à l’abandon, avec comme seul but de parader sur le Web, de photographier sa copine à demi nue en cuissardes ou de ressentir le grand frisson… Poésie ? Ou alors un « infini à la portée des caniches » ?
Frontal
Images et textes. Textes et images. Histoires singulières au pluriel. Tous ces lieux continuent à nous questionner. Il est envisageable de les présenter de mille et une manières, de tisser des toiles différentes autour d’eux, de laisser le visiteur imaginer leur destinée, pourquoi pas. Ces photographies et ces mots mélangés ne sont qu’un des multiples possibles… L’histoire continue. Ailleurs. Autrement. Quoiqu’il en soit, ces espaces d’incertitude, ces univers flottants, doivent être appréhendés de manière directe, brutale parfois. Ces clichés ont la semblance des musiques qui nous habitaient lors de nos visites. Avant et après, plutôt. Du Quatuor pour la fin du Temps d’Oliver Messiaen à Darklands de Jesus and Mary Chain… Pas d’unité stylistique. C’est le lieu qui doit entrer en collision avec la rétine. Il est impossible de se laisser aller, de plonger lentement dans ces fragments du réel en déliquescence. « When the angels / Of ignorance / Fall down from your eyes » Une autre mélodie. Détestable. Lancinante et fascinante à la fois.