Fallen Curtains – Vestiges soviétiques en ex-DDR, 2009-2010

Wittstock, Beelitz-Heilstätten, Jüterbog, Kummersdorf-Gut, Hohenlychen, Schönwalde, Grabowsee, Forst Zinna, Vogelsang, Krampnitz… Des noms à la consonance souvent agreste qui ne disent rien à personne. Qui n’ont jamais dit beaucoup au grand public. Seuls quelques spécialistes de la chose militaire, pendant la Guerre Froide – et la population qui habitait aux abords de ces zones interdites – savent qu’il s’agit d’implantations militaires soviétiques autour de Berlin, dans le Land du Brandebourg. Souvent construits avant la Première Guerre mondiale et occupés par les troupes de Guillaume II, puis réutilisés par les Nazis, ces camps et casernes concentrent un siècle d’histoire de l’Europe. Mille-feuilles idéologique et politiques, ils regroupent des traces éparses de ces différentes époques.







Après la chute du Mur, ces zones ont été abandonnées. Trop de terrain et de bâtiments disponibles pour l’Allemagne réunifiée. Certaines, mais elles sont rares, ont été reconverties. Des points de vue ubuesques jaillissent alors, où une tour de guet voisine avec un hôtel, où un aéroport d’où décollaient des Migs et autres Sukhois (et, avant eux, Stukas et Messerschmitts) est devenu un secteur où s’organisent de gigantesques free parties, où une perspective d’entrepôts ruinés mène à un supermarché, voire aux locaux d’un club sportif, rajoutant une nouvelle couche, d’essence consumériste celle-ci, à l’ensemble. D’autres sont retournées à la nature, détruites, après avoir été dépolluées par les autorités. La plupart cependant sont des ruines délaissées. Destinée tragique et noble à la fois qui rappelle les mots de Marc Augé dans Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité (Seuil, 1992) : « Dans la réalité concrète du monde d’aujourd’hui, les lieux et les espaces, les lieux et les non-lieux s’enchevêtrent, s’interpénètrent. La possibilité du non-lieu n’est jamais absente de quelque lieu que ce soit ».







Automne. Hiver. Printemps. Été. Nous avons arpenté ces zones oubliées de tous pour en dresser une cartographie amoureuse, refusant de narrer avec précision l’histoire du lieu. Il ne s’agit en effet pas de reconstituer un organigramme précis du GSSD (Gruppe der Sowjetischen Streitkräfte in Deutschland). Évidemment, il y a la tentative – avérée – d’explorer une poétique des ruines et de préserver une trace de lieux qui, bientôt, n’existeront plus. Archéologie visuelle préventive. Lecture au premier degré d’un travail de plusieurs années. Lecture juste, au demeurant. Ce qui nous a plus intéressés cependant est de travailler sur la dialectique neutralité / idéologie qui habite ces espaces en déshérence. Rien ne ressemble en effet plus à un bâtiment ruiné qu’un autre bâtiment ruiné. Dans un coin de l’image apparaît néanmoins un détail qui fixe temporellement et idéologiquement un mûr, une cour d’appel, un réfectoire… Peintures bismarckiennes à demi effacées. Contours d’un aigle tenant une croix gammes dans ses serres. Étoiles rouges et statues de Lénine. En filigrane se dessinent alors, à la fois, les contours incertains de l’histoire, la grande qui s’écrit avec un grand “H”, et, par un étrange phénomène de persistance rétinienne, les silhouettes diaphanes et perdues dans les limbes du temps de ceux qui vécurent ici. C’est dans ces multiples entre-deux que nous avons choisi d’évoluer. Là où traces et strates fusionnent.




Hervé Lévy & Stéphane Louis